Ne pas succomber à la dictature de la data
Philippe Tronc | Associé co-fondateur de DigiLence
Illustration : DigiLence
L'actualité est un peu chaude (!!!) ces temps-ci pour certains acteurs du web, que nous n’accablerons pas. L’Art en la matière est complexe, et nous ne nous poserons certes pas en donneurs de leçons.
En revanche, ces événements, hélas en série, nous amènent à partager un certain nombre de réflexions.
Sur les données d’une part
Nous ne sommes pas, chacun d’entre nous, actuellement assez conscients de la valeur de nos données, en particulier de toutes celles qui sont dans notre immédiate proximité, qui constituent notre « jumeau numérique » et qui peuvent participer directement ou indirectement à notre bien portance ou à notre santé.
J’aime les technologies, et c’est mon boulot depuis de nombreuses (trop !!!) années. Mon GPS m’a, de manière récurrente et en toute conscience, amené dans des culs de sac. Mon self quantified en santé m’agace, maintenant, à vouloir m’indiquer quelle activité physique je dois accomplir ce matin. J’ai perdu les droits régaliens que je supposais avoir sur ma propre existence, ainsi que le recul nécessaire. La question « suis-je heureux ? » a été substituée par « qu’en pense le web ? », malgré mes multiples lectures de 1984 [1]. Les data mal utilisées, ça crame une certaine expression de ma liberté. Je deviens assez con, c’est évident.
La data ne devrait exister qu’avec une garantie de qualité. L’adage « Garbage in, garbage out » est à son apogée. Les fake news sont appuyées sur des données corrompues. La crise sanitaire nous a abreuvés d’exemples purement scandaleux sur ce point, y compris dans les plus hautes sphères scientifiques. Les data mal contrôlées, ça crame la vérité.
La data, ça doit être protégé. Je ne vais pas reprendre ici le vocabulaire techno-abscons que j’ai utilisé avec mes équipes, il y a quelques années. Il était pertinent dans ce contexte mais ne l’est pas dans ce billet. « Protégé » cela veut dire garanti contre toute malversation autour de la donnée qui reste, lorsqu’elle est personnelle, la propriété exclusive de son « auteur ». On entend couramment les Accros du techno libéralisme se lamenter sur le RGPD… Ils devront rendre compte de crimes contre l’humanité devant nos enfants. Les datas mal protégées, ça crame les personnes.
Sur les infrastructures d’autre part
Mon parcours professionnel m’a amené à constater combien la culture industrielle était peu répandue dans le monde des technologies de l’information… Rares sont les « pure-players » de l’infrastructure, et trop souvent l’ESN en charge n’est-elle au final occupée (à juste titre, d’ailleurs) que par le staffing à court terme de ses développeurs ou de ses consultants. C’est bien éloigné d’un cycle industriel où il faut gérer avec pertinence des phases d’investissement, de retour, une obsolescence matérielle… Les deux cultures ne font pas bon ménage et souvent leur choc se traduit-il par des défauts de qualité, au final inacceptables, du service attendu.
La data, ça crame d’un cycle d’investissements souvent mal contrôlé.
Je me souviens, il y a quelques années, de la croisade qu’entreprit le Cigref[2] sur le thème de l’immaturité du marché de l’Informatique. Je ne suis pas sûr que, depuis, nous ayons vraiment évolué.
Est-il raisonnable d'offrir un service d'hébergement pour lequel le backup soit facultatif, ou pour lequel une version " allégée " soit proposée ? Je ne crois pas que ces deux notions soient compatibles avec les enjeux. Et pourtant…
Est-il raisonnable, du côté des Clients, de chercher à tout prix l’économie dans l’outsourcing d’exploitation ? « A petit saint, petit miracle » disait mon grand-père… Fait-on preuve de responsabilité lorsque l’on confie à l’extérieur son patrimoine d’informations en faisant sciemment une impasse sur la sûreté d’exploitation ? Ignorer qu’en interne on a des failles, c’est de l’incompétence. Mais externaliser en prenant le risque, c’est criminel.
On sait tous qu’un onduleur ça risque de chauffer… Et les précautions sont prises dans les data centers. Quid du « facteur humain » si cher au monde aéronautique ? Et comment se fait-il, en l’occurrence, qu’aucun circuit automatique d’extinction de feu ne soit intervenu ? S’ils existent (je n’ose imaginer le contraire, ils sont redondants et adaptés au risque), la question en l’espèce n’est pas de savoir si un départ d’incendie est probable ou pas (il l’est !!!), mais pourquoi cet incendie a pris de telles proportions.
Le cyber crime s’épanouit. Hackers, ransomwares, vols de données se multiplient. Des hôpitaux, dernièrement, ont été paralysés à la suite d’attaques informatiques : plus de données pour prendre en charge les Patients.
La data, ça crame de l’insouciance de ceux qui s’en chargent.
EPILOGUE
Il y a quelques années, on parlait de « société de l’information ». Ce slogan a fait long-feu, mais le mouvement était donné. On parlerait dorénavant de pair à pair, en toile d’araignée.
De fait, la donnée – la « Data » – est aujourd’hui omniprésente. On lui voue un véritable culte, elle a ses adorateurs. Dans cette hystérie collective, le bon sens peut disparaître. J’ai en mémoire l’amusement d’Olivier Ezratty dans ses comptes rendus de CES, à Las Vegas, qui faisait la liste des « innovations qui ne servent à rien ».
La Data par ailleurs présente le risque, dans ce monde voué à l’utilitarisme, d’une chosification indéniable de l’Homme. Celui-ci devient aussi un objet de transaction.
Elle porte aussi en elle un risque de réductionnisme, alors que nous fonctionnons en système.
Elle peut constituer, dans ce monde media-grégaire, une normalité qui s’impose, mieux encore que par les pires exactions totalitaires du XXème siècle. Le « web ex machina » abolit notre esprit critique : « Il sait mieux que moi… » Oui, peut-être, and so what ? Je revendique alors pour ma part le droit à l’ignorance.
Enfin, le croisement de certaines données crée de nouveaux savoirs que nous peinons à contrôler.
En revanche,
Elle permet d’objectiver l’effet des stratégies thérapeutiques.
Elle permet de constituer une connaissance sur laquelle s’appuyer. Elle en devient alors précieuse.
Elle permet de communiquer, lorsqu’elle est interopérable.
Elle crame, la Data, dans tous les sens. Nous devons nous résoudre à la considérer, à l’encadrer, à la protéger, à en accompagner l’irrésistible expansion. Par une législation adaptée. Par une éthique qui l’inspire. Par une responsabilité augmentée.
Par une conscience du fait que, sinon, elle nous cramera.
[1] 1984. Georges Orwell. Gallimard : Paris. 1950. [2] Le Cigref est un réseau de grandes entreprises et administrations publiques françaises qui se donnent pour mission de réussir la transformation numérique. https://www.cigref.fr
Glossaire
CES : Consumer Electronics Show. Salon high-tech de Las Vegas consacré à l'innovation technologique en électronique grand public
ESN : Entreprise de services numériques
RGPD : Règlement général sur la protection des données (règlement UE 2016/679)
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